L’Ordre des Médecins : un acteur central mais singulier

L’Ordre des Médecins est une institution créée en 1945, conçue pour réguler la profession tout en garantissant l’indépendance médicale. Il regroupe aujourd’hui plus de 331 000 médecins inscrits sur tout le territoire national (rapport CNOM 2023). Présent dans chaque département via les Conseils départementaux, son rôle se décline à trois niveaux :

  • L'enregistrement des diplômes et l’inscription au tableau de l’Ordre
  • Le contrôle du respect du Code de déontologie
  • Le règlement amiable des conflits entre praticiens, ou entre médecins et patients

Mais au-delà, il possède aussi le pouvoir de donner un avis sur l’installation des médecins, la reconnaissance des diplômes étrangers, ou encore la délivrance de certains certificats professionnels. Autant de missions aux frontières du soin, du juridique et du social, qui placent l’Ordre à un carrefour stratégique dans la vie des généralistes de proximité.

Installation, démographie, accès aux soins : l’Ordre, arbitre ou observateur ?

Contrairement à certaines idées reçues, l’Ordre ne possède aucun pouvoir contraignant sur le choix du lieu d’installation d’un généraliste : le principe de liberté d’installation, inscrit dans la loi, prévaut (article L. 162-2 du Code de la Sécurité Sociale). Aucun numerus clausus territorial, aucune liste d’attente : la France se distingue par son option quasi-absolue laissée aux médecins généralistes de s’installer où ils le souhaitent.

Pour autant, l’Ordre intervient à plusieurs étapes :

  • Remise du tableau départemental : tout nouvel installé doit obtenir l’avis du Conseil départemental pour exercer officiellement, donnant à l’Ordre une forme de contrôle indirect.
  • Concertation avec l’ARS : depuis la loi HPST (2009), l’Ordre travaille en lien avec l’Agence Régionale de Santé pour l’observation des flux de professionnels, la veille sur la démographie, et la remontée des besoins du terrain.
  • Missions d’analyse territoriale : le Conseil National (CNOM) alimente régulièrement les instances locales et nationales avec des données sur la densité médicale, l’âge des praticiens, ou encore la cartographie des zones déficitaires. Le site Démographie médicale offre des analyses détaillées, notamment sur le vieillissement du corps médical : en 2023, 44% des généralistes avaient plus de 55 ans.
  • Médiation et bonnes pratiques d’installation : l’Ordre joue un rôle de conseil et de médiation sur les questions de collégialité, de choix des formes d’exercice (libéral, salarié, exercice mixte), de partage de locaux, ou de gestion des conflits locaux sur des questions d’installation.

Un refus d’inscription : un signal d’alerte plus qu’un verrou

Il arrive que l’Ordre s’oppose à l’inscription d’un professionnel, principalement pour motif d’incompatibilité (diplôme non reconnu, antécédents disciplinaires, etc.). Mais ces cas restent marginaux : selon le rapport d’activité du CNOM 2022, moins de 1% des dossiers font l’objet d’un avis défavorable, le plus souvent pour incompletude. Le Conseil d’État reste alors la juridiction d’appel, garantissant le respect du contradictoire et des libertés fondamentales.

Déontologie et discipline : une régulation au service de la confiance

Là où le rôle régulateur de l’Ordre est plus visible, c’est sur le champ déontologique et disciplinaire. Le Code de Déontologie Médicale, intégré au Code de la Santé Publique, encadre les pratiques professionnelles et les libertés individuelles.

  • Veille à la qualité des pratiques : suivi des conditions d’installation (accessibilité des locaux, continuité des soins, affichage des tarifs, etc.)
  • Contrôle de la conformité publicitaire et des réseaux sociaux : présence sur Doctolib, utilisation de sites professionnels, communication au public : l’Ordre veille à préserver la réputation de la profession.
  • Instruction des plaintes : chaque année, plus de 7 000 plaintes sont traitées, dont environ un tiers concernent les généralistes ; la plupart sont liées à des difficultés de communication, des refus de soins, ou des attitudes perçues comme non professionnelles (source : Rapport annuel CNOM 2022).
  • Médiation et conciliation : souvent, l’action de l’Ordre se limite à éviter les procédures judiciaires, par une conciliation locale ou des rappels déontologiques adaptés au contexte.

Cet aspect disciplinaire peut susciter de la méfiance, mais il permet aussi de protéger la population et de renforcer la confiance dans la médecine de proximité. De nombreux praticiens expriment leur soulagement lors d’un conflit avec un voisin, un pharmacien ou un patient difficile : la médiation ordinale joue alors un vrai rôle de garde-fou, souvent méconnu.

L’Ordre et la coordination des soins : des relais locaux parfois insuffisants

Cette question est centrale dans la pratique actuelle des généralistes : comment garantir la continuité et la coordination des soins, notamment en zone rurale ou semi-urbaine ?

L’Ordre intervient à plusieurs niveaux :

  • Encadrement des protocoles pluriprofessionnels : toute expérimentation (protocoles de coopération entre professionnels, délégations de tâches, etc.) doit être notifiée à l’Ordre, qui vérifie la compatibilité avec la déontologie médicale.
  • Accompagnement des structures collectives : création de maisons de santé pluriprofessionnelles, activités en centre de santé : l’Ordre conseille en amont sur l’organisation, la répartition des tâches, la gestion des vacations.
  • Veille sur le remplacement régulier : la pénurie de généralistes engendre un recours massif à l’intérim et au remplacement. L’Ordre gère les inscriptions des remplaçants, surveille les périodes d’inactivité, et s’assure du maintien des compétences.

Mais dans la réalité, l’Ordre agit rarement en décideur. Sa force de proposition est reconnue sur des sujets comme la télémédecine (dont le cadre déontologique a été réactualisé en 2021), mais il n’a pas de pouvoir de décision ou de sanction sur les politiques publiques en matière de santé locale : ce sont les ARS, les CPTS (Communautés Professionnelles Territoriales de Santé) et les élus qui pilotent l’organisation concrète des soins.

Quelques chiffres clefs pour comprendre l’impact ordinal

  • En 2022, la France comptait 96 236 omnipraticiens généralistes (DREES, données fin 2022), mais la densité varie du simple au triple selon les départements.
  • Près de 10% des généralistes travaillent exclusivement en exercice salarié ou mixte.
  • Plus de 4000 procédures ordinales ont concerné l’installation ou le départ de praticiens en 2022.
  • 67% des conseils donnés par l’Ordre et ses permanences concernent des questions relatives à l'exercice en groupe, aux conflits ou transitions d’exercice.
  • Les contentieux pour refus de soins – sujet sensible en médecine de proximité – composent chaque année 12 à 15% des procédures disciplinaires visant les généralistes.

(Sources : DREES, CNOM ; analyse du collectif)

Des frictions, des critiques, mais aussi un rôle de trait d’union

Longtemps accusé d’immobilisme, l’Ordre a dû s’adapter à des évolutions majeures : féminisation de la profession, jeunesse des nouveaux inscrits, multiplication des modes d’exercice. Le rapport Attal-Maitre (2023) pointe une tension persistante : certains jeunes diplômés ou généralistes en MSP dénoncent des résistances sur les formes d’exercice collectif, un contrôle jugé parfois lourd ou archaïque. À l’inverse, le Conseil National défend sa mission "d’équilibre entre liberté, sécurité, et responsabilité".

  • En 2022, une enquête du CNOM montrait que 62% des généralistes sondés estimaient que l’Ordre remplissait un rôle utile "pour la profession" mais seulement 42% "pour la société". Un déficit d’image qui traduit la difficulté à incarner l’intérêt général tout en défendant les droits individuels.
  • L’Ordre a renforcé ses efforts de dialogue, notamment par la création de permanences territoriales et d’ateliers sur l’éthique et la gestion des nouveaux métiers de la santé.
  • De plus en plus, l’Ordre se positionne comme interlocuteur lors des crises sanitaires (Covid, fermetures de services), apportant expertise juridique et conseils sur les continuités de soins.

Perspectives : vers une régulation partagée ?

La réforme Lemoine de 2022 (loi visant à améliorer l’accès à l’offre de soins par l’engagement territorial des professionnels de santé) invite l’Ordre à prendre une part plus active à la concertation locale. La notion de "régulation partagée" se diffuse : pas de contrôle de l’installation, mais un accompagnement renforcé, un dialogue avec les élus locaux, et des dispositifs d’aide à la reconversion ou à l’exercice temporaire dans les déserts médicaux.

Dans cette logique, l’Ordre pourrait s’affirmer comme régulateur social, médiateur entre les aspirations des praticiens et les besoins du territoire. Un projet certes exigeant, mais attendu tant par les médecins que par la population.

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