La fragmentation des tâches administratives : enjeu central du quotidien

En 2023, selon la Drees (source), un généraliste consacre en moyenne 20 % de son temps de travail à des tâches non cliniques, soit près de 14 heures par semaine. Or, dès lors qu’il exerce sur plusieurs sites – ville et hôpital local –, la multiplicité des missions administratives s’accentue :

  • Gestion des dossiers médicaux et transmissions (dossiers papier dans certains Hôpitaux Locaux, informatisation disparate)
  • Organisation des plannings de soins (coordination avec le secrétariat, gestion des absences, astreintes)
  • Facturation, gestion d’actes (entre secteur libéral, secteur hospitalier, facturation MPA, FIDES, etc.)
  • Missions institutionnelles (participation aux commissions médicales d’établissement, ou CME, rédaction de protocoles, suivi qualité)
  • Coordination de parcours (lien avec le médecin traitant, les spécialistes, les paramédicaux, les démarches de sortie...)

Sur le terrain, bien souvent, les outils de coordination sont loin d’être interopérables. Les plateformes régionales de partage de données (comme MonSisra ou ViaTrajectoire) restent fragmentées, ce qui multiplie les doubles saisies. Cela alourdit la charge, tout en augmentant le risque d’erreur ou de perte d’information.

Entre ville et Hôpital Local : des responsabilités spécifiques

Au cabinet : autonomie et responsabilité médico-administrative

Le médecin généraliste en ville reste responsable du suivi de ses patients sur le plan clinique, mais aussi administratif :

  • Tenue du dossier médical (obligatoire selon l'article R.4127-45 du Code de la santé publique)
  • Facturation des actes et suivi des différents régimes d’assurance maladie
  • Organisation des consultations, gestion des plaintes ou demandes administratives (arrêts de travail, certificats, demandes de prise en charge...)
  • Relation avec les tutelles (Assurance Maladie, ARS, éventuelles inspections)

Ces responsabilités s’exercent dans un contexte d’activité libérale ou salariée, selon l’organisation, et supposent une certaine indépendance mais un isolement administratif fréquent.

À l’Hôpital Local : intégration, collégialité et formalisation accrue

A l’inverse, le médecin généraliste intervenant à l’Hôpital Local (ou « hôpital de proximité ») agit dans un cadre institutionnel beaucoup plus balisé :

  • Participation à des démarches collectives : protocoles de services, réunions de coordination, rédaction de comptes-rendus hospitaliers
  • Respect de procédures internes spécifiques (circuits de médicament, fichiers des risques, surveillance d’événements indésirables)
  • Implication dans la démarche qualité et la certification HAS (évaluations internes, gestion documentaire, audits...)
  • Fonctions réglementaires liées à l’exercice de soins (vaccinations, préventions, déclarations obligatoires, etc.)
  • Contribution à l’encadrement des équipes, formation continue et lien avec les élus locaux ou les représentants des familles

À l’hôpital local, le poids des réunions, du reporting vers la direction médicale ou administrative et la nécessité de travailler en équipe génèrent une charge administrative différente : moins « individuelle », plus « systémique », mais où chaque médecin reste très exposé à la traçabilité des actions.

Articulation et tensions : entre doublons, risques de défaillance et créativité organisationnelle

Dans la réalité, le médecin qui pratique sur les deux terrains se retrouve souvent à :

  • Faire double saisie des dossiers dans deux systèmes différents
  • Répondre à des sollicitations administratives distinctes, avec peu d’interopérabilité
  • Naviguer entre des logiques de temps : temporalité de ville (réactivité, instantanéité) et temporalité hospitalière (délais, protocoles, coordination collective)
  • Subir des injonctions paradoxales, entre pression de maîtrise des coûts (ville) et impératifs de sécurité ou de qualité accrus (hôpital local)

Ces tensions administratives ne sont pas neutres : elles pèsent sur le bien-être au travail et parfois la sécurité des soins. Une étude publiée par la FHF en 2023 relève que 60 % des médecins généralistes hospitaliers « déclarent des difficultés majeures à articuler les exigences administratives entre leurs différents lieux d’exercice », un facteur identifié de désengagement ou d’abandon de certains postes (FHF, 2023).

Des pistes concrètes pour fluidifier l’organisation

Optimiser les outils numériques, malgrè les obstacles

  • Dossiers médicaux partagés : Le Dossier Médical Partagé existe en théorie, mais la réalité montre des usages restreints hors parcours hospitalier aigu. Des initiatives régionales visent à améliorer le partage avec les médecins de ville, sous réserve de formation et de support technique renforcés.
  • Usage de messageries sécurisées : Des outils comme MSSanté, Apicrypt ou des plateformes territoriales permettent de fluidifier certains échanges documentaires, mais le réflexe d’utilisation reste hétérogène.
  • Intégration des logiciels de paie, facturation, protocoles : Ces points sont souvent négligés dans l’investissement des structures de taille modeste alors qu’ils représentent un gain substantiel de temps et de sécurité.

Définir les contours de la coordination administrative

Il importe pour chaque structure de clarifier le partage des responsabilités administratives via des protocoles locaux ou conventions de collaboration (par exemple SISA, conventions entre maison de santé et établissement public de santé, etc.).

  • Clarification des rôles et des référents : qui gère quoi, jusqu’où va l’obligation de traçabilité individuelle du médecin ?
  • Formation administrative continue du personnel et des médecins, afin de limiter les points de friction ou d’oubli
  • Reconnaissance (y compris financière) dans les grilles de rémunération des temps administratifs et de pilotage (majorations, forfait structure, temps protégé CME, etc.)

Lever les goulots d’étranglement : exemple de délégation et de coordination locale

Certains territoires ont misé sur l’appui d’assistants médicaux ou de gestionnaires de parcours de soins pour alléger la charge administrative des généralistes. Selon le bilan du déploiement des assistants médicaux (Cnam, 2024), plus de 5 000 ETP sont déployés, principalement en zone urbaine mais le modèle commence à essaimer dans les hôpitaux locaux sous format « infirmiers coordinateurs » ou « gestionnaires de parcours » (Ameli.fr).

  • Soutien à la gestion documentaire et aux relances administratives
  • Préparation des consultations, organisation des examens complémentaires
  • Traitement des tâches de facturation triviales ou répétitives

Là où ces postes sont pérennisés, la satisfaction des professionnels et la sécurité des parcours de soins augmentent sensiblement.

Vers quels modèles organisationnels aller ?

La question d’une réelle articulation des tâches administratives entre ville et Hôpital Local exige plus qu’une multiplication d’outils numériques ou de réunions de coordination. Quelques pistes issues du terrain :

  • Développer des « groupements territoriaux de médecins généralistes » intégrant explicitement une coordination administrative, avec des temps dédiés intersites (c’est l’objet, par exemple, de certains Groupements Hospitaliers de Territoire - GHT, selon l’article L6132-1 du Code de la santé publique)
  • Mettre en place des guichets uniques territoriaux où médecins et structures transmettent et gèrent les tâches administratives transversales (ex : dossier de sortie, certificats, relances, contrats aidés)
  • Donner une place institutionnelle aux référents administratifs médicaux, rôle souvent occupé par défaut dans les petites structures mais sans reconnaissance claire
  • Renforcer la formation croisée entre les acteurs de la ville et des établissements, sur les spécificités réglementaires et outils partagés (problématique, par exemple, des certificats de décès, des hospitalisations sous contrainte, des parcours MCO/SSR en établissement…)

Enfin, il paraît illusoire de penser la réduction de la charge administrative sans une réflexion sur la simplification des normes applicables aux structures de proximité : c’est l’un des enjeux importants de la réforme de l’accès aux soins, qui prévoit depuis 2022 des expérimentations de « délégation accrue de tâches » et de « simplification documentaire » sur certains territoires pilotes (Ministère Santé 2022).

Pistes d’action collective et perspectives

  • Créer des espaces temps partagés dédiés à l’administration : il s’agit de sanctuariser des créneaux (sur agenda partagé) où médecins, secrétariat et gestionnaires de parcours instruisent ensemble les dossiers « transfrontaliers » (ville/hôpital), réduisant ainsi les pertes d’information ou doublons.
  • Valoriser la fonction administrative dans le calcul des charges et temps médicaux, de sorte à modéliser le « carrefour » d’activité réel du médecin généraliste multisite
  • Porter collectivement la question auprès des institutions locales : CPTS, élus, ARS – afin d’expérimenter, à petite échelle, des modèles de coordination administrative innovants

Si la frontière administrative entre ville et Hôpital Local demeure encore très poreuse, la multiplication des initiatives, la mutualisation des ressources et l’évolution du cadre réglementaire ouvrent la voie à une pratique plus fluide, au bénéfice du médecin… et de ses patients. Être généraliste aujourd’hui, ce n’est plus choisir entre autonomie et collectif, mais apprendre à composer – ensemble – dans une mosaïque administrative en recomposition permanente.

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