Pourquoi s’interroger sur la responsabilité juridique du généraliste en 2024 ?

La responsabilité juridique du médecin généraliste : une préoccupation ancienne, mais dont le périmètre évolue avec la transformation du système de santé. Entre la liberté d’exercice du praticien, la coordination accrue des soins et l’arrivé de nouveaux acteurs et outils (Maisons de santé, DMP, télémédecine), les frontières entre exercice de ville et à l’Hôpital Local deviennent poreuses. À chaque niveau : des devoirs spécifiques, des attentes croissantes, mais aussi un cadre légal particulièrement exigeant.

La France compte près de 100 000 médecins généralistes en activité régulière (DREES, chiffres 2023), dont plus de 6 000 assurent une activité sous forme salariée ou mixte, en lien notamment avec des Hôpitaux Locaux ou des structures médico-sociales. Chaque généraliste, qu’il exerce en cabinet libéral ou en établissement, voit sa responsabilité engagée dès lors qu’il prodigue des actes ou pose des diagnostics. Mais quels sont réellement ses devoirs juridiques ? Et qu’est-ce qui change selon le lieu et l’organisation ?

La responsabilité civile professionnelle : fondement et déclinaisons

Principe général

Le médecin généraliste, comme tout professionnel de santé, est tenu à une obligation dite de moyen (et non de résultat) : il doit mettre en œuvre tous les moyens et connaissances disponibles pour soigner, informer, diagnostiquer et orienter ses patients (code de la santé publique, art. L.1142-1).

  • En ville : le praticien libéral engage sa responsabilité propre, à titre individuel. Toute faute, erreur de diagnostic, geste inadapté ou défaut de surveillance peut donner lieu à une action en responsabilité civile.
  • À l’Hôpital Local : les généralistes salariés (ou contractuels) relèvent du régime de la responsabilité administrative. C’est alors la structure, souvent le centre hospitalier lui-même, qui sera mise en cause en cas de contentieux, sauf faute détachable (faute d’une particulière gravité, comportement intentionnel...).

D’après la MACSF, principal assureur des professionnels de santé, près de 1 500 mises en cause annuelles de généralistes arrivent aux mains des tribunaux, dont 11 % seulement aboutissent à une condamnation (données MACSF 2022). Les motifs principaux : retard diagnostique, défaut d’information, erreur de prescription, ou absence de coordination.

Notion de « continuité des soins » et coordination

Depuis la loi HPST de 2009 et le code de déontologie médicale (art. R.4127-47), le médecin doit assurer la continuité des soins. En pratique : il doit s’organiser en cas d’absence, détenir les informations nécessaires au suivi, signaler ses coordonnées, informer le patient sur les structures en capacité de le prendre en charge.

  • En ville : obligation d’organiser une continuité, notamment en cas d’appartenance à une Maison de santé ou à une CPTS (Communauté professionnelle territoriale de santé).
  • À l’Hôpital Local : le service garanti la présence médicale minimum, mais le praticien peut être impliqué en cas de rupture dans le relais de surveillance entre l’équipe libérale, ambulatoire et hospitalière.

Cette obligation accrue de coordination explique une hausse des litiges autour de la transmission ou de la non-communication d’informations : paradoxalement, le « partage de dossier » augmente la traçabilité, mais accentue l’exposition du professionnel en cas de faille (CNAM, rapport sur la gestion des dossiers patients, 2021).

Responsabilité pénale : quand l’acte médical sort du cadre légal

La responsabilité pénale concerne tout acte qui enfreint la loi : blessures involontaires, non-assistance à personne en danger, violation du secret médical ou exercice illégal. Si la faute n’est pas intentionnelle, ce sont le plus souvent des erreurs ou des oublis dans la surveillance, ou l’absence d’intervention justifiée.

  • En ville : la responsabilité pénale du généraliste est personnelle. Les mises en cause restent rares, mais concernent principalement des affaires de prescriptions à hauts risques (stupéfiants, médicaments détournés de leur usage).
  • À l’Hôpital Local : même au sein d’une équipe, la responsabilité pénale n’est pas transférée à l’établissement : chaque praticien répond de ses actes. Le défaut de surveillance, la non-réalisation d’un acte urgent ou la non-information du patient sont les principales causes de litige.

En 2023, moins de 3 % des plaintes portées contre des professionnels de santé avaient une suite pénale (source : Ministère de la Justice, rapport sur les contentieux médicaux).

Les obligations d’information et de consentement : un point de vigilance quotidien

Consentement éclairé : cœur de la décision médicale

Depuis la loi du 4 mars 2002 (« loi Kouchner »), le médecin doit garantir une information loyale, claire et appropriée. La jurisprudence insiste sur la traçabilité écrite de cette information – et ce, même en consultation de ville ou en court séjour à l’Hôpital Local.

  • Informer sur les risques fréquents et graves, et sur les alternatives crédibles.
  • Recueillir le consentement, et le renouveler en cas d’évolution : en pratique, chacun doit veiller à l’adaptation progressive à la situation du patient.
  • Documenter dans le dossier médical chaque échange significatif.

L’absence de preuve d’information est à l’origine d’environ 30 % des condamnations prononcées contre les médecins généralistes (MACSF, 2022).

Gestion du dossier médical : entre exigence de partage et vigilance légale

Le dossier médical piétine désormais la frontière entre ville et Hôpital Local. Le Dossier Médical Partagé (DMP), l’accès élargi via MaSanté2022, et le partage via les logiciels métier : autant de nouveaux risques. La CNIL rappelle qu’un accès inapproprié, la mauvaise transmission ou la divulgation accidentelle engagent la responsabilité du praticien.

  • S’assurer de la confidentialité des données et de leur hébergement sécurisé.
  • Ne transmettre qu’aux professionnels légalement autorisés.
  • Tenir à jour les notes, courrier, comptes rendus : tout retard ou omission peut être préjudiciable.

En 2022, la CNIL a reçu plus de 1 500 signalements liés à des violations du secret médical, un nombre en progression annuelle de 8 % (source : rapport CNIL 2023).

Exercice en équipe et responsabilité partagée : des pièges à bien anticiper

L’organisation en équipe (Maisons de santé, CPTS, Hôpital Local multidisciplinaire) complexifie les responsabilités : une erreur peut découler d’un déficit de coordination, ou d’une confusion sur les rôles. La jurisprudence récente (CE, 2023) précise que chaque médecin voit sa responsabilité engagée pour les actes et décisions relevant de ses compétences, même au sein de réunions de concertation pluriprofessionnelle.

  • Rôle du « médecin traitant » en ville : c’est lui, sauf délégation explicite, qui demeure tenu du suivi et de l’information au patient.
  • A l’Hôpital Local : la « hiérarchie médicale » (chefs de service, praticiens coordonnateurs) peut endosser une part de responsabilité sur l’organisation générale, mais chaque médecin reste responsable de ses prescriptions et suivis.
  • Importance du circuit d’information : une prescription non relayée par un collègue, une consigne incomplète, ou un dossier mal transmis sont sources majeures de contentieux. Les plans de soins pluriprofessionnels nécessitent un formalisme accru.

Points de vigilance spécifiques : urgences vitales, soins palliatifs, fin de vie

  • Urgence vitale : La non-intervention en cas d’urgence (détresse respiratoire, suspicion d’AVC…) expose à la qualification de non-assistance à personne en danger (art. 223-6 du code pénal).
  • Soins palliatifs et limitation de traitement : Les décisions (loi Leonetti, Claeys-Leonetti, 2016) doivent toujours s’appuyer sur une procédure collégiale et être tracées. Toute décision « seule » sans collégialité expose le praticien.

L’Observatoire du risque médical note une hausse des contentieux dans les situations de limitation de traitement : en cause, le défaut d’information des familles et l’absence de décision collégiale (rapport 2023).

Quelles évolutions pour la responsabilité des généralistes demain ?

Nouveaux défis, nouvelles attentes. La place croissante des outils numériques, le partage de tâches avec les infirmiers en pratique avancée, et la diffusion de l’exercice mixte ville/hôpital dessinent un cadre à risque accru, mais aussi à sécurité potentielle renforcée. La clef reste la traçabilité, la cohérence des transmissions, et la formalisation du partage de responsabilité.

  • Les outils d’aide à la décision et de prescription sécurisée sont de plus en plus reconnus comme éléments atténuant la responsabilité, à condition qu’ils soient bien utilisés (Haute Autorité de Santé, 2022).
  • La démarche anticipatrice (analyser les risques, organiser l’information, rédiger des procédures internes) réduit très sensiblement le nombre de litiges.

Les professionnels de terrain le savent : la meilleure protection juridique reste une rigueur de pratique au quotidien, des transmissions soignées, une collaboration fluide – et le recours à des procédures formalisées, y compris dans le monde, parfois encore artisanal, des petites équipes de proximité.

Dans un système de santé qui s’invente et se recompose, la responsabilité juridique du généraliste est à la fois un garde-fou, un levier d’amélioration des pratiques, et un enjeu de reconnaissance. Renforcer la qualité des transmissions, investir dans la formation continue à la gestion des risques, et maintenir une exigence d’éthique professionnelle : c’est aussi ainsi que la médecine générale, en ville et à l’Hôpital Local, pourra avancer dans la confiance – pour les patients, les soignants, et les territoires.

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