Pourquoi la continuité des soins n’est plus une option : retour sur le terrain

Depuis une dizaine d’années, la coordination ville-hôpital s’est imposée comme l’un des chantiers majeurs de la médecine générale. Le vieillissement de la population, la montée des maladies chroniques (près de 20 millions de personnes concernées en France, selon la DREES 2023), la précarisation d’une partie de la patientèle, et la prolifération des établissements entre soins de proximité et plateau technique accentuent les ruptures dans le parcours de soins. Pourtant, derrière ces enjeux organisationnels, c’est d’abord une question déontologique qui se pose : quelles responsabilités le médecin généraliste engagés sur le terrain partage-t-il dans la transmission, la traçabilité, et la prise en charge coordonnée de ses patients entre ville et hôpital ?

Les textes fondateurs : le socle déontologique à respecter

Le Code de la santé publique, via le Code de déontologie médicale (articles R.4127-47, R.4127-32, R.4127-45 notamment), encadre fermement la question de la continuité des soins. Quelques extraits clés :

  • Article R.4127-32 : « Dès lors qu'il a accepté de répondre à une demande, le médecin s'engage à assurer personnellement à son patient des soins consciencieux, attentifs et fondés sur les données acquises de la science… Il ne doit jamais abandonner ses patients en cas de danger sans s’être assuré qu’ils pourront poursuivre leurs soins. »
  • Article R.4127-47 : « Le médecin doit agir en liaison avec les membres des professions de santé et avec toute personne qualifiée participant à la prise en charge du patient. »
  • Article R.4127-45 : « La continuité des soins doit être assurée. Hors le cas d’une urgence et sous réserve des obligations mentionnées à l’article 4127-47, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles. »

Cette base pose une triple exigence :

  • Ne jamais abandonner un patient sans relais fiable
  • Assurer la transmission d’informations significatives pour la prise en charge
  • Agir dans une logique de coordination, au-delà de sa seule spécialité ou structure

Responsabilité du médecin généraliste dans la ville : pas seulement un trait d’union

La médecine générale reste en France la porte d’entrée du système de santé : plus de 90% de la population bénéficie d’un médecin traitant (source : Assurance Maladie, chiffres 2022). Le généraliste accompagne, oriente, porte l’historique, et demeure, dans la majorité des cas, le référent après un passage hospitalier ou un séjour en SSR/SAD. Mais comment cette responsabilité déontologique s’exerce-t-elle, en pratique, lors de chaque transition entre ville et hôpital ?

Obligation de transmission lors des admissions/sorties : les failles fréquentes

Au quotidien, ce sont ces deux moments charnières – l’entrée et la sortie d’hospitalisation – qui cristallisent les tensions en matière de continuité des soins :

  • Admission : Attestation du médecin traitant, antécédents, traitement en cours, éventuel dossier médical partagé (DMP) : le médecin généraliste doit transmettre tout élément utile pour la prise en charge hospitalière, même en urgence.
  • Sortie : Obligation réciproque : le service hospitalier doit fournir un compte rendu dans les meilleurs délais – mais le généraliste a le devoir de le réclamer s’il ne le reçoit pas, afin de poursuivre le suivi sans rupture.

Selon une enquête du Collège de la Médecine Générale (2021), près de 40 % des médecins généralistes évoquent une absence ou un retard fréquent de transmission de lettre de sortie, générant de la confusion voire des risques d’erreur médicamenteuse. Des cas tout à fait emblématiques : une sortie précipitée d’oncologie sans lettre ni plan thérapeutique détaillé, une modification de traitement antidiabétique non signalée, créant un effet domino lors de la reprise ville…

Situations d’urgence : quel relais déontologique ?

En cas d’urgence, la question de la continuité prend une tournure aigüe : le médecin de ville doit s’assurer qu’il existe une solution de relais (appel au SAMU, contact collaboratif avec l’hôpital, transmission fiable du dossier à l’accueil des urgences). Là aussi, le Code de déontologie médicale impose que le généraliste ne quitte pas le patient en situation de danger sans relais effectif, même si cela suppose d’outrepasser les modalités ordinaires (Source : Conseil National de l’Ordre des Médecins).

Entre secret professionnel et partage d’informations : la juste mesure déontologique

Tout partage d’informations ne se fait pas à la légère : la transmission doit respecter le secret professionnel, qui n’est pas un obstacle mais un cadre (article R.4127-4 du CSP). Seuls les professionnels participant aux soins, avec une information suffisante du patient, peuvent accéder aux données pertinentes. Le consentement du patient, même verbal, reste la règle, sauf en cas de risque majeur ou d’impossibilité (urgence, altération de conscience). Le médecin généraliste est donc responsable de :

  • Informer le patient de chaque transmission de données à l’hôpital ou à d’autres professionnels
  • Limiter la transmission aux informations strictement pertinentes pour la prise en charge

À noter que depuis 2022, la généralisation du Dossier Médical Partagé offre un cadre sécurisé au partage, mais l’actualisation du DMP reste chronophage et inégalement utilisée par les généralistes (seulement 1 dossier sur 2 jugé vraiment opérationnel selon une étude de l’INDS, 2023).

Les cas limites : que faire en cas de rupture de relais ou de non-coopération ?

Que se passe-t-il concrètement si l’hôpital ne transmet pas de courrier ? Si le médecin hospitalier reste injoignable ? La déontologie ne prévoit pas de sanction systématique à l’encontre du généraliste, mais il doit pouvoir démontrer qu’il a :

  1. Fait les démarches nécessaires pour obtenir les éléments manquants
  2. Documenté dans son dossier patient les incidents/difficultés de continuité
  3. Alerté éventuellement le patient sur l’intérêt de faire valoir son droit d’accès au dossier hospitalier

Il arrive, par exemple, que des erreurs graves se produisent faute de synthèse entre spécialiste et généraliste ; rappelons que 21% des ré-hospitalisations non programmées à 30 jours concernent des problèmes d’organisation ou d’information, essentiellement dans le champ de la médecine générale (DREES, 2022).

Le médecin généraliste et la coordination pluriprofessionnelle : nouvelles obligations, nouveaux outils

Les attentes déontologiques s’élargissent au-delà du simple binôme ville-hôpital. Les structures d’exercice coordonnées (MSP, CPTS – plus de 2 200 en France à ce jour) impliquent de nouvelles obligations :

  • Traçabilité et partage sécurisé avec Infirmiers, Pharmaciens, Kinésithérapeutes, Assistants Sociaux
  • Formalisation d’un projet de soins personnalisé, transmis entre acteurs selon la feuille de route du patient (PAERPA, parcours de soins complexes, HAD…)
  • Participation aux réunions de concertation, aux staffs de coordination interstructures

La jurisprudence récente confirme aussi que la responsabilité du généraliste ne s’arrête pas aux murs de son cabinet : il doit, dans la mesure du possible, s’impliquer dans la coordination du parcours, sans se réfugier derrière une segmentation administrative.

Quels leviers pour renforcer l’efficacité déontologique ? Quelques pistes issues du terrain

  • Pacte de continuité localisé : Certains territoires ont créé des conventions tripartites (généralistes-centres hospitaliers-chirurgiens) pour garantir un accès partagé aux dossiers et la traçabilité des transmissions.
  • Référent « entrée-sortie » dédié : Apparu dans certains établissements locaux, ce poste assure la communication en temps réel des synthèses médicales. Une initiative qui s’est avérée décisive pour limiter les ruptures de suivi, en particulier chez les patients fragiles.
  • Groupes WhatsApp professionnels et messageries sécurisées : De plus en plus de médecins généralistes et d’hospitaliers utilisent des canaux sécurisés (MSSanté, Apicrypt…) pour échanger prescriptions, synthèses, voire demander des avis. Plus de 60% des échanges ville-hôpital se font aujourd’hui en électronique, mais avec de fortes inégalités régionales (source : Agence du Numérique en Santé, 2023).

À l’opposé, le développement du Ségur numérique et du service « Mon espace santé » vise à structurer nationalement la coordination, mais peine encore à transformer en profondeur les habitudes d’intervention sur le terrain, faute de temps et de formation généralisée.

Déontologie et continuité des soins : une exigence partagée, un défi quotidien à renouveler

La déontologie médicale dans la continuité ville-hôpital ne relève pas de simples textes : elle s’incarne, souvent dans l’urgence ou la contrainte, par chaque décision, courriel envoyé, coup de fil passé, synthèse écrite ou non remise. Lorsque les dispositifs locaux fonctionnent, c’est souvent parce qu’ils ont été adaptés aux réalités sociales, géographiques, et humaines des territoires. La « continuité » n’est donc jamais acquise : c’est un ciment éthique plus qu’un système automatisé. Cela suppose, pour chaque médecin, de trouver l’équilibre entre secret, partage, responsabilité et coopération. Ce sont là les ingrédients indispensables pour limiter les ruptures qui, chaque jour, mettent à l’épreuve l’accès aux soins des patients les plus vulnérables.

Pour approfondir :

  • Conseil National de l’Ordre des Médecins : www.conseil-national.medecin.fr
  • DREES, Études & Résultats n°1279, octobre 2023
  • Agence du Numérique en Santé : Observatoire des usages numériques en santé, 2023

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