Le contexte : la diversification des modes d’exercice

Concilier activité libérale et mission salariée n’a rien d’anecdotique en 2024. Selon la DREES, près de 30 % des médecins généralistes cumulent aujourd’hui deux formes d’exercice ou plus, que ce soit à titre régulier ou ponctuel (source : DREES, Les chiffres clés 2023). Un tiers des jeunes installés déclarent envisager une carrière “hybride”. Ces choix s’ancrent dans les besoins du système de santé : coopération à l’échelle locale, continuité des soins, partage d’expertise entre structures, couverture de territoires à faible densité médicale.

L’hôpital local — appellation consacrée pour les petits établissements de proximité (environ 700 structures en France, dont la majorité en zones rurales) — emploie régulièrement des médecins généralistes comme praticiens salariés ou contractuels, principalement sur des services de médecine polyvalente, d’USLD ou d’EHPAD.

Cadre légal et réglementaire : ce que disent les textes

La réglementation distingue nettement l’exercice libéral de l’exercice salarié. Mais le cumul des deux statuts n’est pas interdit — il est simplement encadré.

  • Exercice libéral en cabinet : activité indépendante, rémunérée à l’acte (ou à la capitation pour quelques expérimentations), avec une liberté de patientèle et d’organisation.
  • Activité salariée en Hôpital Local : contrat de travail établi avec l’établissement public de santé — le plus souvent sous contrat de praticien contractuel, éventuellement praticien attaché ou associé, plus rarement praticien hospitalier à temps partiel.

L’article L. 6152-4 du Code de la santé publique autorise les praticiens hospitaliers à temps non complet à exercer parallèlement une activité libérale. Inversement, les médecins installés peuvent signer un contrat salarié avec un hôpital local, en dehors de leur temps d’ouverture du cabinet et dès lors qu’ils respectent les obligations déontologiques (article R.4127-97 du Code de la santé publique).

Par ailleurs, certains hôpitaux locaux passent des contrats avec la SELARL ou la SCM des médecins, pour des missions limitées (avis spécialisés, astreintes…), mais l’activité régulière nécessite un contrat salarié personnel ou le statut de médecin de garde rémunéré à l’acte (PDSA).

Points de vigilance juridique

  • Cumul autorisé sur le principe, sous réserve de ne pas être à temps plein à l’hôpital local. Un praticien hospitalier à temps plein ne peut exercer en libéral qu’au sein de l’établissement.
  • S’assurer de la compatibilité des horaires : pas de « double rémunération » sur le même créneau horaire, ni de conflits avec le règlement intérieur des établissements.
  • Déclaration à l’Ordre des médecins obligatoire pour tout cumul.

Cf. Ordre national des médecins, fiche pratique “Cumul d’activités” (ordre national des médecins).

Configurations concrètes : comment les médecins organisent-ils ce cumul ?

En pratique, trois grands cas de figure se dessinent en médecine générale :

  1. L’activité libérale dominante avec vacations salariées en Hôpital Local
    • Exemple : Médecin installé, fermant le cabinet 1 ou 2 demi-journées par semaine pour assurer des consultations en médecine polyvalente, en EHPAD ou réaliser des gardes au sein d’un hôpital local.
    • Statut : Praticien contractuel à temps partiel (10 % à 30 % ETP), rémunéré à la vacation ou à la journée.
    • Avantage : Stabilité, organisation possible en réseau (coordination), accès à une équipe pluridisciplinaire.
    • Limite : Gestion du temps, risque d’épuisement si charge trop importante.
  2. L’exercice partagé équitable
    • Exemple : Temps d’activité réparti de façon quasi équilibrée : mi-temps cabinet/mi-temps hôpital local. Situation fréquente pour intégrer une nouvelle génération sans sacrifier la permanence des soins sur le territoire.
    • Statut : Deux contrats, répartition des temps mensualisée. Parfois, garde partagée entre collègues ou emploi en binôme pour assurer la continuité.
    • Avantage : Expérience professionnelle riche, diversité des pratiques, maintien du lien ville-hôpital.
    • Limite : Risque de manque de lisibilité pour la patientèle et pour les équipes hospitalières.
  3. Périodicité ou cumul temporaire
    • Exemple : Médecin remplaçant ponctuel, ou médecin titulaire assurant des gardes ou des remplacements à l’hôpital local lors de la fermeture saisonnière du cabinet.
    • Statut : CDD de courte durée ou collaborations spécifiques (notamment pendant les vacances scolaires ou pour la régulation médicale).
    • Avantage : Souplesse, soutien ponctuel aux structures confrontées à des vacances de postes, pas d’engagement sur l’année complète.
    • Limite : Nécessite une grande agilité organisationnelle, aucune stabilité dans l’équipe soignante hospitalière.

Aspects pratiques : organisation, fiscalité, couverture, responsabilités

Agenda et organisation du temps

  • Les créneaux à l’hôpital local sont souvent fixés d’avance, en vacation, compatibles avec les horaires du cabinet. Il peut s’agir de postes les matins ou en fin de journée.
  • L’articulation avec les autres professionnels — secrétariat, assistants médicaux, IDE de pratique avancée — est souvent indispensable pour tenir la charge sur les deux sites.
  • Pour des médecins en zone rurale, le temps de trajet peut devenir un frein, notamment en l’absence de couverture par un pôle de garde ou un service de régulation mutualisé.

Facturation, fiscalité, protection sociale

  • Libéral : Revenus déclarés en BNC, couverture sociale via la CARMF, prise en charge des cotisations Urssaf.
  • Salarié d’hôpital local : Revenu salarié soumis au régime général, congés, possibilité d’accès à des formations financées, mutuelle d’entreprise.
  • Obligation de cumuler les différents revenus sur la même déclaration annuelle, avec parfois des particularités (déductions, plafonds de charges…)
  • La retraite et la prévoyance sont à calculer en intégrant la spécificité des deux régimes. D’après la CARMF, le cumul génère souvent une surcotisation mais aussi des droits supplémentaires.

Responsabilité médicale et assurance

  • Deux régimes de responsabilité différents : l’assurance responsabilité civile professionnelle est obligatoire pour le libéral et fournie par l’établissement pour le salarié.
  • En cas de litige (erreur médicamenteuse, plainte d’un patient, accident lors d’une garde), la répartition des responsabilités dépend du lieu et du statut d’exercice au moment de l’acte.
  • L’Ordre recommande de signaler explicitement tout cumul à ses assureurs (source : MACSF).

Bénéfices et risques du cumul

Bénéfices signalés sur le terrain

  • Attractivité accrue des postes en Hôpital Local : le cumul favorise le remplissage de postes vacants, y compris dans les territoires déficitaires.
  • Décloisonnement : le médecin “passerelle” facilite la circulation de l’information du patient, la coordination ville-hôpital et la connaissance des réseaux locaux.
  • Maintien de compétences spécifiques : prise en charge de pathologies lourdes, expérience de la gestion en équipe, accès à une palette de situations variées.
  • Prise de recul sur sa pratique : la diversité des contextes et des collègues rompt la routine, stimule la formation continue.

Risques et difficultés

  • Épuisement professionnel : attention au surengagement, reconnu comme un facteur de burn-out chez les jeunes médecins (cf. Baromètre de l’Ordre 2022).
  • Problèmes organisationnels : nécessité d’une logistique irréprochable, complexité des plannings (surtout en cabinets de groupe avec partage de locaux).
  • Risque de conflit d’intérêts ou de loyauté : en particulier si le médecin participe à des décisions d’orientation entre l’hôpital local et le secteur libéral.
  • Incompréhension des patients : nécessité d’une forte communication pour expliquer la disponibilité et garantir la continuité.

Cas concrets et retours d’expérience de terrain

Dans plusieurs régions — Pays de la Loire, Auvergne, Grand Est —, des médecins généralistes racontent cumuler leur cabinet et un engagement en Hôpital Local, parfois depuis plusieurs années. Quelques exemples issus de groupes de pairs et de réseaux territoriaux (source : retour de la FFMPS et de l’association des Hôpitaux locaux) :

  • Une zone rurale sous-dotée en Vendée : deux médecins installés se relaient pour assurer 0,4 ETP à l’hôpital local, chacun gardant son cabinet ouvert le reste du temps. Cette organisation a permis d’éviter la fermeture du service de médecine polyvalente et de renforcer l’équipe de soins primaires “extra-muros”.
  • Dans le Grand Est : un groupe de cinq médecins généralistes s’est organisé pour tourner sur des postes vacants en EHPAD, avec des plannings mutualisés entre cabinets.
  • En Bretagne : un médecin libéral, adhérent à une CPTS, assure une vacation hebdomadaire en hôpital local, tout en coordonnant la prise en charge des patients polypathologiques sortant des urgences locales.

Ces modèles innovants sont régulièrement présentés lors de congrès comme celui de la SFMG, ou sur la plateforme Parcours Coordination de l’Assurance Maladie (ameli.fr).

Ouverture : vers de nouveaux modèles de cumul et de coopération

Le cumul libéral-salarié s’affirme désormais comme l’une des réponses les plus pragmatiques aux défis de l’accès aux soins dans les territoires. Les collectivités et les hôpitaux locaux y voient une piste pour pallier la raréfaction médicale, tout en renforçant la qualité du parcours patient. Récemment, la réforme Rist (2023) a ouvert de nouvelles possibilités de contractualisation souple, tandis que les CPTS et GHT expérimentent des modèles d’exercice multi-sites.

Reste à faire évoluer l’organisation interne (planning, facturation, démarches administratives) et à sécuriser ce mode d’exercice en informant largement les médecins mais aussi les patients. Le cumul libéral-salarié ne doit pas être un pis-aller ni un moyen de “tenir” davantage, mais une voie d’enrichissement professionnel et collectif, tirant le meilleur de chaque environnement pour une médecine générale de proximité solide, décloisonnée et innovante.

En savoir plus à ce sujet :