Les paradoxes de l’attractivité en médecine générale

Pourquoi, alors qu’il existe tant de besoins en soins primaires, observe-t-on une hésitation croissante des jeunes médecins à s’installer en ville comme en Hôpital Local ? Ces dernières années, le sujet des conditions de travail dans la médecine de proximité s’est imposé dans le débat public et médical. Derrière la démographie des installations, se cache un faisceau de réalités parfois éloignées du discours institutionnel. En 2022, selon la DREES, seulement 8,4 % des médecins généralistes libéraux avaient moins de 40 ans (source DREES), reflétant une nouvelle donne générationnelle.

Le sentiment de surcharge professionnelle, la complexité de l’exercice isolé, ou la multiplicité des tâches non médicales, sont régulièrement évoqués comme obstacles majeurs. Mais sont-ils vraiment les principaux freins ? Et surtout, pourraient-ils être dépassés ? Plutôt que de s’en tenir à une approche binaire (conditions propices vs défavorables), il s’agit ici d’analyser les différents paramètres qui conditionnent l’engagement dans la médecine générale, qu’elle soit exercée en ville comme en Hôpital Local.

Des conditions matérielles et organisationnelles en tension

Un volume d’activité difficilement soutenable

Le premier élément tangible concerne la charge de travail. Selon le baromètre 2023 du Conseil National de l’Ordre des Médecins (Cnom), plus de 60 % des généralistes installés déclaraient travailler plus de 50 heures par semaine, sans compter l’astreinte et les gardes. Cette densité horaire, souvent incompatible avec un équilibre de vie recherché, rebute de nombreux jeunes praticiens, qui préfèrent les statuts salariés ou l’exercice en équipe.

Le temps consacré à la pratique médicale pure chute d’année en année : près de la moitié du temps d’un généraliste installée est absorbé par des tâches administratives (ordonnances, certificats, coordination, gestion de cabinet), selon la dernière enquête de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie. La conséquence est double : une pression ressentie, et moins d’espace pour le sens premier du métier, la relation de soin.

Une complexification de la gestion et de la coordination

En ville comme à l’Hôpital Local, le généraliste endosse parfois simultanément les rôles de clinicien, de gestionnaire, de régulateur du parcours, et de référent en santé publique. Si les modèles pluriprofessionnels (maisons de santé, CPTS) ont apporté un soulagement relatif, leur déploiement reste fragmenté et inégal sur le territoire. Selon la FFMPS, environ 2 500 structures d’exercice coordonné sont actives en 2024, couvrant seulement un praticien sur cinq en France. Les autres évoluent souvent seuls, ou avec un secrétaire partagé.

Pour ceux qui envisagent un exercice à l’Hôpital Local, la réalité est ambivalente : si la présence d’une équipe peut alléger l’isolement, la polyvalence demandée (hospitalisation, consultations, astreintes) et une pression clinique marquée par la dépendance des structures à “leurs” médecins, sont autant de contraintes qui peuvent effrayer.

Facteurs psychologiques et culturels : une redéfinition du “métier”

Défiance face à l’isolement

Le mythe du médecin seul responsable, pilier d’un territoire, ne séduit plus autant. Selon le rapport 2023 du Collège National des Généralistes Enseignants, près de 72 % des internes considèrent qu’un exercice isolé expose “à des risques professionnels majeurs”. Burn-out, absences prolongées non remplacées, solitude décisionnelle : ces éléments pèsent lors du choix d’installation.

L’aspiration des jeunes médecins va très majoritairement vers une pratique collaborative et multidisciplinaire. Pour 85 % d’entre eux, le principal critère d’attractivité est la possibilité de travailler en équipe, devant la rémunération et la localisation géographique (source : SNGI 2022).

Impact de la charge émotionnelle

La relation médecin-patient, socle fondamental du métier, est aujourd’hui fragilisée par l’intensification de la charge émotionnelle : patients multiples, pathologies lourdes, prise en charge du vieillissement, violences, agressivité. La récente enquête de l’URPS Médecins Libéraux Île-de-France signale une augmentation de plus de 40 % en 5 ans des signalements d’incivilités et de menaces à l’encontre des médecins de premiers recours.

Cette dégradation du climat relationnel, associée au malaise généralisé du “décrochage administratif”, alimente le désengagement. Beaucoup estiment ne plus pouvoir accorder à chaque patient le temps d’écoute et de réflexion souhaité. Ce vécu, partagé par de nombreux praticiens, est rarement verbalisé dans les chiffres officiels, mais il revient systématiquement lors des entretiens avec les internes ou lors des formations.

Démographie médicale et inégalités territoriales

Une répartition inégale des moyens

La densité médicale varie considérablement en France : 28 % des communes ne disposaient d’aucun médecin généraliste en 2023, et plus d’un quart des cabinets installés sont situés dans des zones confrontées à des difficultés de recrutement (source : ameli.fr). L’Hôpital Local, pourtant outil de proximité essentiel, peine à attirer de nouveaux praticiens alors que 45 % de ses effectifs ont plus de 55 ans (ATIH, 2023).

Ce clivage territorial s’explique en partie par la faible attractivité des “zones déficitaires”, où les généralistes cumulent charge de travail, rôle social accru et accès limité à la formation continue ou à des remplaçants. Loin d’une logique de “désert médical” décrite de manière uniforme, il existe donc une gamme de situations très contrastées, qui correspondent à des défis locaux différents.

L’effet “passerelle” : l’hôpital local en souffrance

Alors que l’Hôpital Local, par nature, devrait jouer un rôle de premier plan dans l’organisation territoriale des soins, il est confronté à un désinvestissement progressif des médecins généralistes. Souvent vécus comme une solution d’attente ou de transition avant un exercice libéral classique ou hospitalier plus spécialisé, ces établissements pâtissent d’une image peu valorisée auprès des jeunes praticiens. Causes : faibles perspectives d’évolution de carrière, rigidité des statuts, et parfois un manque de reconnaissance institutionnelle.

La VSG (Valorisation du Service Général), destinée à mieux rémunérer les praticiens à l’hôpital local, n’a pour l’instant pas permis d’inverser durablement la tendance (ATIH).

Exemples, initiatives et pistes d’action

Modèles innovants et retours d’expérience terrain

Si le constat paraît sombre, des exemples montrent qu’il est possible d’améliorer l’attractivité de la médecine générale grâce à des organisations hybrides et bien pensées :

  • Maisons de santé pluriprofessionnelles : à Bar-sur-Aube, la création d’une maison de santé en zone rurale a permis de multiplier par deux le nombre de consultations mensuelles en cinq ans, grâce à l’arrivée simultanée de plusieurs professionnels (généralistes, kiné, infirmiers, secrétariat mutualisé).
  • Statut mixte ville/Hôpital Local : dans certaines régions (Pays de la Loire, Bourgogne-Franche-Comté), de jeunes médecins s’installent à mi-temps en cabinet et à mi-temps en hôpital local, permettant un équilibre entre vie professionnelle et maintien de la permanence des soins.
  • Embauche de secrétaires médicaux et gestionnaires : la délégation croissante des tâches non médicales (gestion administrative, facturation, prise de rendez-vous) permet de redonner du temps médical “pur” aux praticiens.

Ce qui marche… et ce qui reste à construire

Des leviers existent :

  • L’exercice coordonné, plébiscité par les nouvelles générations
  • Le développement des temps partiels et des temps partagés
  • Un accompagnement administratif bétonné (offres de guichet unique, assistants médicaux)
  • La télémédecine, à la condition qu’elle ne soit ni gadget ni remplaçant artificiel de la pratique en présentiel
  • Une meilleure valorisation du travail en Hôpital Local, et la possibilité de carrières mixtes et compatibles avec la formation

Mais ces réponses, pour être durables, doivent s’ancrer dans une politique d’ensemble qui redonne du souffle à la médecine générale – et non répondre seulement, ponctuellement, à la “pénurie”. Le défi des années à venir n’est pas seulement d’attirer de nouveaux praticiens, mais de rendre le métier viable et attractif sur la durée.

Oser transformer les conditions d’exercice : un enjeu collectif

Les conditions de travail sont donc bien un frein à l’installation, mais elles sont évolutives. Ce qui était vécu comme inévitable il y a 10 ou 20 ans est de plus en plus remis en question par la nouvelle génération : équilibre vie pro/perso, sécurité, autonomie, organisation collective. Les réponses ne peuvent venir uniquement d’incitations financières ou de mesures ponctuelles : il s’agit de repenser la place, le temps et le sens du soin dans les territoires.

L’avenir de la médecine générale appartient à une organisation plus horizontale, plus collective, assumant la diversité des pratiques et des attentes. Hôpital, ville, maison ou centre de santé : si chaque contexte possède ses contraintes, tous partagent une même exigence : remettre le travail réel du soin et la qualité de vie des praticiens au centre. En rendant concrètes et visibles les initiatives locales, en documentant sans filtre les réussites et les échecs, le débat s’enrichit de solutions pragmatiques et adaptées aux réalités du terrain.

Jamais la médecine générale n’a autant eu besoin d’être écoutée, soutenue et outillée. La question n’est peut-être pas de savoir si les conditions empêchent l’installation, mais comment, collectivement, elles pourraient devenir le moteur d’un renouveau.

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