Le métier de médecin généraliste : le maillon central du système, fragmenté par l'organisation des soins

La médecine générale s’est profondément transformée en une vingtaine d’années. Dans les territoires, que l'on exerce en cabinet de ville isolé, en maison de santé, ou au sein d’un Hôpital Local, la réalité est celle d’un équilibre délicat à trouver entre clinique, prévention, coordination et gestion administrative. Les attentes de la société et des patients évoluent, les moyens organisationnels suivent difficilement, et le sens du métier se redéfinit au quotidien.

En 2023, la France compte près de 102 000 médecins généralistes en activité régulière (DREES). Mais ils ne sont pas répartis équitablement : la densité varie fortement d'un territoire à l'autre, et près de 6 millions de Français vivent dans des "déserts médicaux" selon l'Assurance Maladie (2022). Paradoxalement, la charge de travail ne cesse d’augmenter sur les épaules des praticiens restants, qui voient leurs missions s’élargir... et leur temps se fragmenter.

Ville ou Hôpital Local : des cadres d’exercice différents, une même réalité de la complexité

Exercice en cabinet de ville : polyvalence et proximité, mais isolement latent

  • Rythme et organisation : le généraliste en ville assure en moyenne 160 consultations par semaine (Assurance Maladie), impliquant non seulement la prise en charge médicale directe, mais aussi une forte sollicitation téléphonique, parfois jusqu’à 20 appels par jour.
  • Tâches récurrentes : rédaction d’ordonnances, gestion des courriers, réponse aux demandes des patients, aux sollicitations des infirmiers et des pharmaciens, gestion des certificats, organisation des examens complémentaires… Le temps non médical, combiné au manque de secrétariat, rogne sur l’activité clinique.
  • Co-responsabilité administrative : la gestion du cabinet (factures, compatibilité, informatique, mise à jour du Dossier Médical Partagé) incombe très souvent au médecin lui-même, entraînant jusqu’à 8 à 10 heures par semaine dédiées à la seule charge administrative (DREES, rapport 2022).
  • Solitude décisionnelle : malgré la dynamique des groupes pluriprofessionnels, le généraliste en ville reste l’interface centrale de l’orientation du patient : il assume la coordination des soins, parfois sans interlocuteur formel ou relais institutionnel disponible.

Exercice en Hôpital Local : polyvalence, coordination et lourdeur institutionnelle

  • Missions élargies : en Hôpital Local, les médecins généralistes assurent des consultations externes, l’hospitalisation de courte et moyenne durée, la rééducation, parfois une mission de soins palliatifs. Ils participent également aux astreintes et à la gouvernance de l’établissement, tout en maintenant souvent une activité en ville.
  • Temps consacré à l’administratif : la production des parcours de soins, la cotation des actes, la prescription informatisée, le suivi du dossier patient informatisé (DPI), la coordination avec la HAS et l’ARS, la participation aux Comités de pilotage, prennent parfois jusqu’à 30% du temps de travail hebdomadaire (Cour des Comptes, 2022).
  • Complexité organisationnelle : le médecin en Hôpital Local navigue entre la logique clinique au lit du patient, les obligations réglementaires et l’interface avec les autorités sanitaires. Il gère aussi le dialogue avec les structures d’aval : EHPAD, centres hospitaliers de référence, service d’aide à domicile.

Une charge administrative qui asphyxie le temps médical

« Passer plus de temps devant mon ordinateur qu’auprès de mes patients » : cette phrase revient chez de nombreux confrères. En 2022, selon l’Ordre des Médecins, la charge administrative occupe en moyenne 20% à 30% du temps de travail hebdomadaire d’un généraliste, que ce soit en ville ou en Hôpital Local. Ce chiffre recoupe plusieurs réalités :

  • Nombre de dossiers à gérer : Un médecin généraliste gère un portefeuille de 900 à 1 200 patients suivis. Avec le vieillissement démographique, la part de patients « complexes » (multi-pathologies) grandit, générant davantage de documents à traiter : comptes rendus d’hospitalisation, bilans, demandes d’avis spécialisés, prescriptions de dispositifs médicaux, etc.
  • Alourdissement réglementaire : La multiplication des dispositifs (MSSanté, DMP, certifications HAS, programmes PRADO, fiches RCP et MDPH...) complexifie le travail. Selon une enquête menée par MG France en 2023, chaque consultation génère en moyenne 10 minutes de tâches administratives induites.
  • Informatisation non harmonisée : L’interopérabilité limitée des logiciels métiers (prescription, dossier patient, messagerie sécurisée) oblige à de multiples ressaisies d’informations, retards dans la transmission et ruptures dans la coordination des soins (Le Quotidien du Médecin, 2024).
  • Gestion de la facturation et des télétransmissions : Les contrôles aléatoires, rejets de factures et relances de l’Assurance Maladie ajoutent une couche de complexité souvent invisible pour l’usager, mais chronophage.

Conditions de travail concrètes : horaires, environnement, pression et gestion du temps

Horaires hebdomadaires et nature du temps de travail

Lieu d'exercice Temps hebdomadaire moyen Consultations/jour Temps administratif Garde/astreinte
Cabinet de ville (isolé) 50-55h 25 à 35 8-12h/semaine 1 à 2/mois
Maison de santé pluridisciplinaire 45-50h 20 à 30 6-10h/semaine Variable (mutualisée)
Hôpital Local 55-60h 15 à 25 (hors hospitalisation) 15-18h/semaine 1 à 4/mois (astreinte)

Source : Rapport DREES 2023 & Syndicat National des Médecins Français

Facteurs d’aggravation de la charge de travail

  • Diminution du nombre de confrères : Les départs en retraite, le non-remplacement et la féminisation (avec des temps partiels accrus) accentuent la surcharge individuelle, journée après journée.
  • Multiplication des interlocuteurs : Soins coordonnés, signatures électroniques, remontées d’indicateurs : chaque innovation promet gain de temps, mais implique formation, adaptation, et souvent... davantage de saisie.
  • Transfert de tâches patient : Le report d’actes simples (prescriptions, renouvellements, certificats) non anticipés, ou la gestion des dossiers d’aide sociale, rallongent artificiellement la journée du généraliste.

Évolution des conditions : quelles pistes pour sortir de l’engrenage ?

Initiatives et expérimentations locales

  • Secrétariat médical partagé : Plusieurs CPTS et maisons de santé expérimentent des pools de secrétaires, pour mutualiser la gestion des appels et dossiers, libérant plusieurs heures chaque semaine pour le temps médical.
  • Infirmiers Asalée et IPA : Le déploiement d’infirmier.es en pratiques avancées prend tout son sens : suivi des patients chroniques, éducation thérapeutique, protocoles partagés de soins.
  • Dématérialisation des procédures administratives : La transmission directe sécurisée de pièces justificatives (feuilles de soins, certificats) via des plateformes intégrées, encore balbutiante, est un chantier en cours.

Reconnaissance institutionnelle et contraintes réglementaires

  • Simplification annoncée : Les récentes annonces (2024) du ministère de la Santé sur la simplification de la certification des arrêts de travail, la réduction du nombre des pièces justificatives, ou encore la généralisation du DMP - sont scrutées de près par la profession.
  • Ajustements tarifaires : La revalorisation des actes et le financement de la coordination restent attendus pour compenser la hausse du non-médical dans le quotidien du généraliste.

Malgré ces efforts, la sensation de "papier à remplir" perdure largement : d’après le baromètre "Vague Santé" 2023, 72% des médecins généralistes estiment que leur temps administratif a augmenté au cours des 5 dernières années, et 61% considèrent que cela dégrade leur relation au patient.

Vers une transformation profonde du métier ?

La médecine générale, notamment en ville et à l’Hôpital Local, est aujourd’hui à la croisée des chemins : centre de santé global, acteur de la prévention, coordonnateur de parcours mais aussi gestionnaire de flux administratifs. L’articulation ville-hôpital, la montée de la pluriprofessionnalité, la montée de la digitalisation bouleversent les conditions d’exercice. Face à cela, la voix des généralistes porte une question : comment retrouver du temps médical, de l’espace pour la relation de soin ?

S’il n’y a pas de réponse unique, l’innovation locale, le travail en équipe, l’appui institutionnel et la simplification administrative réelle restent des pistes essentielles à explorer pour ne pas transformer les médecins en purs gestionnaires de dossiers. Dans un contexte de tension démographique, la valorisation du métier passera autant par la réhumanisation du temps médical que par l’amélioration de ses conditions d’exercice.

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