Comprendre la médecine générale : deux cadres, deux dynamiques

La médecine générale irrigue le territoire français sous des formes variées, s’adaptant aux besoins des populations comme aux contraintes locales. Deux modalités principales structurent l’action du généraliste : l’exercice en ville, au sein de cabinets individuels, de groupes ou de maisons de santé ; et l’exercice en Hôpital Local (HL), structure singulière et souvent méconnue, trait d’union entre la ville et l’hôpital. Les conditions de travail y sont sensiblement différentes : qu'est-ce qui explique ces écarts, parfois considérables, entre deux médecins pourtant formés dans la même discipline ?

Organisation du temps de travail : flexibilité contre structuration collective

Temps médical et organisation en ville

  • Autonomie maximale : En cabinet de ville, le généraliste choisit ses horaires, son organisation (consultations sur rendez-vous, urgences intercalées, visites à domicile). Cette souplesse s’appuie sur l’activité libérale, mais elle a pour corollaire une gestion très individuelle de son temps… et des imprévus.
  • Allongement du temps non-clinique : Selon une étude DREES (2022), un généraliste en ville consacre 20 à 25% de son temps à l’administratif—saisie des dossiers, tâches liées à la facturation, échanges avec d’autres acteurs. Un point souvent vécu comme pesant, et peu mutualisé (source DREES).

Organisation au sein des Hôpitaux Locaux

  • Horaires plus fixes, gardes structurées : L’activité, souvent salariée, s’inscrit dans des plannings collectifs. Les gardes et astreintes sont anticipées. Sur la période 2020-2022, la charge hebdomadaire d’un généraliste en HL s’établissait à 39,5h en moyenne, contre 46h pour un libéral (données Data.gouv, 2023).
  • Partage des tâches administratives : Certains dossiers, le lien avec la direction ou avec d’autres spécialités, la diffusion des informations sont assurés par des secrétariats ou cadres, atténuant la charge individuelle.

Population prise en charge : diversité et complexité

En ville, une médecine généraliste tous terrains

Le panel de patients reçus en ville est vaste : nourrissons, adultes actifs, personnes âgées, patients chroniques ou cas ponctuels. Le médecin s’adapte à chaque demande, fort d’une patientèle construite progressivement.

  • Prévention, soins non programmés, suivi chronique – La polycompétence prime, réponse à la première intention et à des motifs souvent vastes : idées reçues, gestion de l’urgence relative, pathologies saisonnières, troubles psychologiques.
  • Isolement face aux cas complexes : Si la coopération se développe (réseaux, MSP), chaque médecin reste souvent en première ligne, et peut rencontrer des difficultés d’orientation ou de concertation rapide, notamment pour les personnes âgées en perte d’autonomie ou les situations psycho-sociales.

À l’Hôpital Local, prise en charge de la dépendance et de la polypathologie

  • Patientèle institutionnelle : L’Hôpital Local accueille majoritairement des personnes âgées dépendantes, des soins de suite (SSR), et parfois une activité de médecine polyvalente.
  • Pathologies lourdes et chronicité : Les pathologies sont plus souvent graves, combinant perte d’autonomie, troubles cognitifs, situations sociales précaires ou ruptures de parcours.
  • Anticipation de la coordination : La gestion de la fin de vie, la préparation au retour à domicile ou à l’EHPAD, les décisions collégiales sont fréquentes. La pluridisciplinarité fait partie intégrante du travail quotidien.

Cadre institutionnel, responsabilités et autonomie professionnelle

En ville : liberté et lourdes responsabilités

  • Le médecin décide seul de sa gestion, de ses outils informatiques, de ses contrats, du recrutement d’une secrétaire, etc.
  • Une erreur administrative, un défaut de gestion (AMO/AMC, facturation ou cotation) pèse directement sur le professionnel.
  • La relation au patient est directe, non structurée par une institution, ce qui responsabilise mais peut isoler en cas de situations litigieuses.

À l’Hôpital Local : travail au sein d’une structure, contraintes collectives

  • Dépendance à l’institution : Protocoles, réunions d’équipe, procédures imposées (qualité, gestion du risque infectieux, etc.), reporting à la Direction.
  • Protection partielle, autorité médicale partagée : Les décisions comme les risques peuvent être partagés avec d’autres médecins, soignants ou avec la direction.
  • Moins de liberté d'organisation personnelle : Les emplois du temps et les congés sont négociés collectivement, selon les nécessités de service.

Charge émotionnelle et vulnérabilités professionnelles

En ville : face à la demande sociale et à l'urgence permanente

  • Surcharge d’accès : Le médecin généraliste libéral filtre en direct la demande de soins. Selon l’URPS Médecins Libéraux (2023), 67% d’entre eux estiment ne jamais pouvoir satisfaire la totalité de la demande de consultations dans leur secteur.
  • Risques psychosociaux : Isolement, sentiment de ne pas pouvoir "dire stop", risques de burn out supérieurs à la moyenne nationale (Baromètre Reperes Santé 2021).
  • Lien durable aux familles: Cela crée une charge affective spécifique, notamment face à des crises de vie (deuils, ruptures, précarité).

À l’Hôpital Local : charges institutionnelles, mais présence d’une équipe

  • Confrontation à la fin de vie, à la dépendance : Exposition plus fréquente aux situations majeures de vulnérabilité sociale, psychique et physique.
  • Effet tampon de l’équipe : La charge émotionnelle se partage via les réunions, la co-construction des prises en charge, la médiation collective en cas de conflit ou de maltraitance suspectée.
  • Pression institutionnelle : Démarche qualité, accréditation, relations avec la gouvernance, parfois issues de contraintes administratives (indicateurs, contrôles ARS).

Une réponse territoriale aux besoins de santé : complémentarité ou fossé ?

Entre l’agilité d’un exercice libéral et la force structurante de l’hôpital local, la comparaison invite à dépasser les clichés. Quelques éléments méritent d’être mis en regard :

  • Accès aux soins : Là où l’installation en ville est de plus en plus difficile dans certains déserts médicaux, l’Hôpital Local devient parfois la « porte d’entrée unique » du soin primaire.
  • Modèles économiques : Le système libéral rémunère l’acte, le salarié l’activité globale : si le revenu brut moyen d’un généraliste libéral est évalué à 100 000 €/an (après charges, source CNAM 2023), le salaire brut d’un praticien en HL salarié s’établit entre 60 000 et 80 000 €/an (avec des écarts selon l’ancienneté et la grille hospitalière – FHF 2022).
  • Attrait générationnel : Selon le Conseil National de l’Ordre des Médecins (Bilan Démographique 2023), 30% des jeunes diplômés envisagent la pratique en structure salariée, séduits par la prévisibilité des horaires et l’absence de lourdeur gestionnaire.

Les nouvelles frontières de la coopération

L’écart entre les deux mondes se nuance : l’émergence des MSP, des CPTS, la multiplication des postes partagés (mi-temps HL/mi-temps ville) tendent à effacer les frontières institutionnelles. Nombre de généralistes cumulent plusieurs exercices, ou échangent sur les prises en charge complexes.

  • L’existence de plateformes territoriales d’appui (PTA), de réseaux d’entraide, ou l’irruption du numérique (messageries, partage du dossier) ouvrent la voie à une pratique décloisonnée.
  • Les initiatives de permanence territoriale permettent parfois de mutualiser les gardes entre médecins HL et libéraux, ou de créer des consultations avancées.

Pour aller plus loin : repenser ensemble les parcours et les conditions de travail

La diversité des conditions d’exercice entre généralistes de ville et d’Hôpital Local ne tient jamais au hasard, mais au croisement des besoins du territoire, des choix individuels et de la construction institutionnelle des soins primaires. Là où la liberté et la personnalisation s’épanouissent, la solitude pèse ; là où le collectif protège, il contraint. Les dynamiques récentes, exacerbées par la crise Covid-19 et les profondes mutations démographiques, inviteront dans les années à venir à inventer des modèles hybrides : capitaliser sur la richesse des expériences, mutualiser les compétences et bâtir une médecine générale de proximité, à la fois souple et solidaire.

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