Redessiner les frontières du soin : Pourquoi une approche territoriale devient indispensable

Dans les dernières décennies, la médecine de proximité évolue dans une France marquée par la raréfaction des praticiens, les inégalités d’accès et une complexité croissante de la prise en charge. Selon la Direction de la Recherche, des Études, de l'Évaluation et des Statistiques (DREES 2023), près de 11 % des Français vivent dans un désert médical, soit 7 millions de personnes. Or, les enjeux d’accès ne peuvent plus être pensés site par site, professionnel par professionnel.

L’approche territoriale du soin implique de rompre avec le paradigme du “chacun chez soi” pour construire ensemble un maillage de santé cohérent, agile, et durable. Ce changement d’échelle, favorisé par deux acteurs aujourd’hui incontournables – les Hôpitaux Locaux et les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) – ouvre la voie à une réponse collective dans chaque bassin de vie.

Comprendre le rôle pivot de l’Hôpital Local et des CPTS dans la coordination territoriale

Hôpital Local : socle de la médecine de proximité

L’Hôpital Local s’est réinventé, loin de l’image du “petit CH rural en déclin”. Doté de missions centrées sur la gériatrie, le court séjour non programmé, et en soutien à la médecine libérale, il demeure un point d’ancrage fort pour les soins non programmés (source : Fédération Hospitalière de France, 2023). Aujourd’hui, 270 hôpitaux locaux structurent environ 30 % des territoires classés “zones sous-dotées” (FHF).

Leur force : des équipes pluridisciplinaires, une proximité géographique et humaine, et souvent une capacité à piloter des filières gériatriques, soins palliatifs, ou encore à accueillir la permanence des soins.

CPTS : catalyseurs de coordination et d’innovation

Créées en 2016, les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé sont conçues pour structurer la coordination sur des bassins de 20 000 à 100 000 habitants. Elles visent à pallier le morcellement du soin de premier recours, et favorisent la prise en charge partagée, la prévention, l’organisation des accès ou encore la réponse aux crises sanitaires (sources : Assurance Maladie, Observatoire des CPTS).

  • Plus de 1200 CPTS sont aujourd’hui en cours de création ou fonctionnelles (données CNAM, 2024).
  • 70 % d’entre elles déclarent l’amélioration de l’accès aux soins non programmés comme première priorité.

Identifier les leviers d’une approche territoriale : pratiques et points de vigilance

1. Diagnostiquer les besoins de soin réels du territoire

  • Cartographier les ressources : recenser professionnels, filières existantes, et modalités de prise en charge locales. Par exemple, la cartographie régionale pilotée en 2022 dans les Hauts-de-France a permis d’identifier des doublons, mais aussi de véritables “zones blanches”.
  • Écouter les voix du terrain : réunions territoriales ouvertes à tous, questionnaires patients, groupes de travail pluriprofessionnels.
  • Analyser les flux : combien de patients arrivent de la ville vers l’Hôpital Local ? Quelles admissions évitables ? Quels sont les motifs de passage par les urgences rurales ?

2. Définir des axes partagés d’action entre Hôpital Local et CPTS

L’articulation réussie se construit sur des objectifs concrets :

  • Gestion commune des soins non programmés : protocoles ville-hôpital clairs, accès direct ou parcours courts entre médecin généraliste, EHPAD, et hospitalisation à domicile. Le territoire de la Dordogne a expérimenté en 2023 un numéro unique pour réorienter les demandes d’urgence vers soit la CPTS, soit l’Hôpital Local selon la gravité.
  • Partage d’outils numériques : accès aux dossiers partagés, plateformes de télé-expertise ou d’agenda synchronisé (Source: Santé.fr).
  • Organisation de temps communs : formations croisées, staffs mixtes, comités de pilotage où ville et hôpital portent des projets (prévention, parcours personnes âgées, etc.).

3. Impliquer l’ensemble de l’écosystème local

La réussite territoriale dépend de l’ouverture de la gouvernance : élus locaux, usagers, associations, pharmacie, dispositifs d’aide à domicile gagnent à être associés dès la conception.

  • Des expériences telles que celle menée par la CPTS du Pays Basque intègrent systématiquement les élus communaux dans l’élaboration des diagnostics partagés.
  • Faire entrer au comité de pilotage au moins un représentant patient ou association de malades favorise l’identification précoce d’insatisfactions du terrain (source : Fédération des Usagers Santé France, 2023).

Illustrations concrètes : réussites et écueils à retenir

Territoire Problème identifié Action menée Effets observés
Saône-et-Loire Tension sur les soins non programmés Mise en place d’un planning de garde partagé Hôpital Local-CPTS Baisse de 13 % des passages aux urgences
Vaucluse Difficultés de communication interprofessionnelle Séminaires intermétiers et plateforme de messagerie sécurisée Augmentation de 40 % des recours à la télé-expertise
Côtes-d’Armor Difficulté d’accès à la prévention (vaccination, dépistage) Organisation de “journées de prévention parcours” dans l’Hôpital Local, co-portées par la CPTS Couvrir plus de 60 % de la cible en un an

Ces initiatives montrent que le succès tient moins à la technicité des outils déployés qu’à la clarté des objectifs, la constance du dialogue, et la capacité à adapter le modèle à la réalité locale.

Écueils fréquents et clefs pour surmonter les résistances

  • Crainte de la perte d’autonomie chez certains professionnels, notamment en ville : réponse par la co-construction, et non l’imposition descendante.
  • Méconnaissance des métiers et missions de chacun : valoriser les temps de rencontre, mais aussi les immersions croisées.
  • Complexité administrative : simplifier les conventions, soutenir le recours aux coordinations (infirmier coordinateur, secrétaire médicale à temps partagé).
  • Épuisement des acteurs : reconnaître l’investissement dans la coordination, lutter contre le tout-bénévolat (forfait coordination, aides ARS, valorisation dans le temps de travail).

Le ministère de la Santé estime qu’entre 20 et 35 % des projets CPTS peinent à aboutir par manque de soutien méthodologique ou de financement pérenne (Ministère de la Santé, rapport 2023). L’accompagnement dans le temps long devient donc un point clé.

Ce que l’approche territoriale change dans les pratiques quotidiennes

  • Régulation des soins non programmés : En Somme, 3 CPTS ont permis de couvrir 95 % des demandes de soins non programmés à l’été 2023, contre 78 % en 2020 (Ameli.fr).
  • Prise en charge plus homogène des pathologies chroniques : la mutualisation des protocoles entre hôpital local et ville, validés en CPTS, diminue les écarts de pratiques et réduit les retours évitables aux urgences.
  • Capacité à répondre aux crises sanitaires ou sociales : les cellules territoriales d’appui COVID pilotées ensemble ont prouvé leur efficacité (données ARS Nouvelle-Aquitaine, 2022).

La clé d’une approche réussie : une adaptation minutieuse, terrain par terrain, au plus près des acteurs et des besoins. La coordination territoriale devient ainsi un vecteur d’innovation pragmatique, et non une énième réforme administrative.

Perspectives : repenser l’avenir de la santé locale à l’échelle du territoire

Développer une approche territoriale en lien Hôpital Local et CPTS, c’est passer du “face à face” au “côte à côte” dans la prise en charge. L’expérience accumulée dans les territoires montre que ce modèle, loin d’être figé, permet d’avancer ensemble vers une plus grande résilience : améliorer la répartition des soins non programmés, redonner du temps médical au patient, faire entrer la prévention dans le quotidien, tisser un “réseau réflexe” entre tous les professionnels et partenaires des soins.

L’apprentissage se poursuit. Si chaque territoire forge sa méthode, un point commun demeure : la conviction que la qualité du soin de proximité dépend désormais moins de l’excellence isolée que de la dynamique collective. Ce cap est exigeant, mais il n’y a pas d’alternative réaliste pour garantir demain l’égal accès aux soins partout en France, dans le respect des spécificités et des ressources locales.

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