Pourquoi la comptabilité en médecine générale requiert une vigilance particulière

S’installer – ou exercer – en cabinet de médecine générale, c’est bien plus que poser son nom sur une plaque. À la croisée des soins et de la gestion, les médecins généralistes libéraux se retrouvent face à des obligations comptables précises, parfois complexes, toujours évolutives. Comprendre ce cadre ne relève pas seulement du respect de la loi : il s’agit avant tout de garantir la pérennité financière du cabinet, la lisibilité de son activité, et, in fine, la qualité du service rendu aux patients.

En France, plus de 95% des généralistes exercent à titre libéral (source : Drees, 2023). Leur activité, à la jonction entre santé publique et entreprise individuelle, nécessite une organisation administrative minutieuse dès l’installation et au fil des évolutions de carrière.

Le cadre général : une activité règlementée relevant des BNC

L’exercice en cabinet de médecine générale est régi, sur le plan fiscal et comptable, par le régime des Bénéfices Non Commerciaux (BNC), comme la majorité des professions libérales. Cette classification impose un certain nombre de règles en matière de gestion, de tenue de documents, de fiscalité et de relation avec l’Administration.

  • BNC et non BIC : Le BNC s’applique d’office aux actes médicaux, qui ne sont ni commerciaux ni artisanaux.
  • TVA : L’activité médicale est exonérée de TVA – détail qui simplifie la gestion, mais n’épargne pas d’autres déclarations.
  • Enregistrement à l’URSSAF : Obligatoire dès le début d’activité, de même que la déclaration auprès du Conseil de l’Ordre.

Chaque changement de statut (rejoindre une SCM, passer en société d’exercice, collaborer...) peut faire évoluer ces obligations : la veille réglementaire est indispensable.

Les deux régimes déclaratifs possibles pour les généralistes

Un cabinet médical individuel peut opter pour l’un des deux principaux régimes fiscaux :

  1. Le régime de la déclaration contrôlée (n°2035), choix par défaut dès que les recettes annuelles dépassent 77 700 € (pour 2024).
  2. Le régime micro-BNC, accessible si les recettes ne dépassent pas ce seuil, et dont les obligations sont allégées.

Un choix capital : il impacte la quantité de travail administratif, la précision de l’analyse de la situation, la capacité à déduire certaines charges ou à préparer un projet (investissement, embauche, association).

Tableau comparatif

Critères Micro-BNC Déclaration contrôlée (2035)
Seuil de recettes Jusqu’à 77 700 € Au-delà de 77 700 € ou sur option
Tenue comptable Livre des recettes Livres recettes & dépenses, registre des immobilisations et amortissements
Déductions des charges Forfait de 34% Charges réelles déductibles
Déclaration fiscale Annexe au revenu Formulaire 2035 + annexes
Adhésion à une AGA Non obligatoire Conseillée (majoration du bénéfice imposable sinon)

Ce qu’implique la tenue de la comptabilité :

Outils obligatoires

  • Livre des recettes : Indique dates, motifs, montants et mode d’encaissement de chaque honoraire reçu. Obligatoire pour tous, micro-BNC et déclaration contrôlée.
  • Livre des dépenses : Pour le régime de la déclaration contrôlée uniquement. Recense toutes les dépenses professionnelles, avec justificatifs à l’appui.
  • Registre des immobilisations et amortissements : Si le cabinet achète du matériel médical coûteux (ex. ECG, mobilier, informatique), il doit inscrire puis amortir ces acquisitions.

Les mentions obligatoires sur tous ces documents sont énoncées par l’Ordre et l’administration fiscale : attention à ne pas omettre un détail, sous peine de redressement possible.

Archivage et conservation des pièces

  • Durée : 6 ans minimum pour les documents comptables ; 10 ans pour certains documents fiscaux.
  • Dématérialisation : possible, sous réserve de lisibilité et d’intégrité des fichiers (PDF, fichier natif d’un logiciel comptable agréé).

Les cabinets utilisent le plus souvent un logiciel de gestion médicale couplé à un logiciel comptable, ou font appel à un expert-comptable – dont les honoraires sont, rappelons-le, déductibles fiscalement.

Charges déductibles et spécificités de la profession médicale

Déduire ce qui doit l’être, sans sortir du cadre légal : une gymnastique parfois subtile. La nature des charges déductibles pour un médecin correspond aux éléments strictement nécessaires à l’activité, mais le fisc peut se montrer attentif à certaines rubriques.

  • Loyer, charges de locaux, énergie, assurances pro
  • Matériel médical ou de bureau, achat de logiciels
  • Frais de déplacement à visée professionnelle (visites, congrès, formations)
  • Honoraires d’expert-comptable, d’assistante médicale
  • Cotisations sociales, URSSAF, CARMF, syndicats médicaux, AGA
  • Abonnements professionnels, documentation médicale, frais de formation continue
  • Petite fourniture, pressing des blouses, renouvellement du mobilier

En revanche, les dépenses d’ordre personnel, même en rapport indirect avec l’exercice, ne sont jamais déductibles : vêtements hors blouses, smartphone si usage mixte non justifié, voyages privés, etc. (Source : service-public.fr)

La particularité de l’association à une AGA : un garde-fou face à la fiscalité

L’adhésion à une Association de Gestion Agréée (AGA) est fortement recommandée aux médecins au régime de la déclaration contrôlée. Pourquoi ? En l’absence d’AGA, l’administration fiscale majore automatiquement le bénéfice imposable de 15% : un coût non négligeable pour la très grande majorité des généralistes, dont le bénéfice moyen annuel se situe autour de 74 000 € (Drees, 2022).

L’AGA offre aussi un accompagnement en matière de vérification comptable, des conseils de prévention, et la réalisation d’un compte-rendu de mission dédouanant en partie le médecin en cas de contrôle.

Obligations vis-à-vis des salariés et organismes sociaux

Un médecin employeur (secrétaire, assistant médical, remplacement salarié…) doit gérer :

  • la déclaration des salaires à l’URSSAF,
  • la tenue d’un registre du personnel,
  • l’édition de bulletins de paie conformes,
  • la déclaration annuelle des salariés (DSN),
  • l’affichage obligatoire dans le cabinet.

L’absence de conformité peut entraîner sanctions et redressement lors d’un contrôle (Inspection du travail, URSSAF, fiscalité).

Et la collaboration, l’association, la SCM : ce qui change

L’entrée en collaboration ou en société (SCM, SEL, SCP…) modifie les règles comptables :

  • Dans une SCM, seule la quote-part des charges supportées pour l’activité médicale est déductible au niveau de chaque membre.
  • Chaque médecin doit conserver une comptabilité distincte, même s’il partage les frais.
  • En SEL ou SCP, on passe dans des registres comptables plus proches de l’entreprise (bilan, compte de résultat, etc.).

Il est essentiel d’anticiper toute évolution d’organisation pour se prémunir d’un éventuel défaut de conformité ou d’une mauvaise répartition des charges sociales et fiscales.

Les contrôles : qui vérifie quoi ?

Plusieurs acteurs peuvent intervenir :

  • Administration fiscale : Peut réclamer la comptabilité, pièces justificatives, contrôles sur pièces ou sur place, pendant 3 ans (voire 6 ans en cas de fraude).
  • URSSAF : Contrôle principalement la cohérence entre recettes déclarées et honoraires perçus, notamment vis-à-vis de l’Assurance Maladie.
  • Ordre des Médecins : Peut alerter en cas de gestion manifestement défaillante ou lors de litiges liés à la succession, à la liquidation d'activité ou à l’association.

Une comptabilité irréprochable, correctement tenue et justifiée, reste le meilleur bouclier face aux risques de redressement.

Progresser, se sécuriser : conseils pratiques issus du terrain

  • Démarrer avec un expert-comptable spécialisé santé : Un gain de temps et une sécurité, même si l’internalisation totale de la comptabilité est possible.
  • Numériser systématiquement les justificatifs : La perte d’une facture papier (surtout pour les matériels ou charges importantes) peut coûter cher lors d’un contrôle.
  • Former les secrétaires/référents internes à la gestion documentaires : Certaines erreurs de codage ou d’affectation peuvent s’éviter facilement.
  • Ne jamais ignorer un courrier de l’Administration : Un simple retard, même involontaire, peut aboutir à des pénalités financières et des majorations.
  • Faire un point annuel avec la banque : Le médecin généraliste reste responsable de la conformité du compte dédié (obligatoire), et de l’absence de mélange entre dépenses privées et professionnelles.

D’après une enquête menée par le Conseil de l’Ordre (2023), près de 25 % des redressements fiscaux suite à un contrôle chez un médecin généraliste sont liés à des erreurs sur les notes de frais ou l’absence de justificatifs. Ces risques, pourtant évitables, peuvent peser lourd sur la rentabilité du cabinet et la tranquillité d’exercice.

Un enjeu qui dépasse la « paperasse » : éthique, pérennité, attractivité

Les obligations comptables d’un cabinet de médecine générale ne se limitent pas à une formalité administrative. Elles tracent en creux le sérieux de la pratique, la confiance du patient, la capacité à mener des projets collectifs, à résister aux déséquilibres économiques ou aux imprévus. Mieux maîtriser la gestion, c’est aussi résister à la tentation du repli, à l’isolement, et au découragement qui guette trop de confrères face à l’accumulation des tâches non-soignantes – un sujet qui revient régulièrement dans nos discussions sur le terrain.

Connaître et appliquer les règles comptables, c’est également pouvoir mieux dialoguer avec ses partenaires (banques, collectivités, ARS), accéder à des dispositifs de soutien, ou faciliter la transmission de son activité. Ce n’est donc pas une charge, mais une opportunité à ne pas négliger pour renforcer la solidité et l’attractivité de la médecine générale.

Pour aller plus loin, des ressources existent :

En savoir plus à ce sujet :