L’irruption du numérique : promesses et réalités quotidiennes

Depuis une quinzaine d’années, le numérique s’est imposé dans les cabinets médicaux, remodelant en profondeur la pratique de la médecine générale. Dossiers médicaux informatisés, télétransmission des feuilles de soins, plateformes de prise de rendez-vous, e-prescription… Les outils se multiplient à un rythme soutenu. Selon la CNAM, près de 95% des médecins généralistes en France utilisaient un logiciel métier en 2023 (ameli.fr).

L’un des messages souvent avancés est celui d’un gain de temps : réduction des tâches répétitives, facilitation de la coordination, suppression des impressions papier… Mais sur le terrain, le vécu des professionnels est contrasté. La charge administrative, loin de disparaître, s’est en réalité transformée — parfois déplacée, parfois alourdie.

Du papier au numérique : la nouvelle bureaucratie médicale ?

Le passage au numérique a certes permis de fluidifier certains points : la fin des liasses de papiers à envoyer à la Sécu, la signature électronique des arrêts de travail, ou encore l’automatisation de certaines tâches (comme le calcul des indemnisations journalières).

  • Feuilles de soins électroniques : 99% des feuilles de soins sont transmises par voie dématérialisée en 2022 (CNAM), réduisant les erreurs de saisie et les retours papier.
  • e-Prescription : L’ordonnance dématérialisée a supprimé le triple exemplaire papier et facilite l’archivage.
  • Gestion des rendez-vous : Les plateformes en ligne diminuent les appels téléphoniques et les « no-shows », améliorant la fluidité des agendas.

Cependant, ces avancées masquent une réalité : le numérique a généré de nouvelles tâches et compétences à acquérir. L’enregistrement, la validation, la sécurisation, la gestion des accès utilisateurs, les mises à jour logicielles… Autant de micro-tâches qui grignotent du temps de consultation et s’ajoutent à l’activité clinique.

Selon une enquête du Collège National des Généralistes Enseignants (CNGE, 2022), 68% des médecins estiment que le passage au tout-numérique n’a pas réduit leur charge administrative globale. Ils sont même 30% à juger qu’elle a augmenté, notamment du fait de « l’empilement des outils et des obligations réglementaires ».

Les tâches invisibles du clic

La dématérialisation crée-t-elle une illusion de simplification ? Les interfaces mal conçues, les alertes multiples, les doublons d’information entre logiciels… Ces « pertes de charge » numériques sont rarement prises en compte. Une étude récente menée par l’URPS Occitanie (2023) quantifie le temps passé sur les tâches induites par les outils numériques à 6 à 8 heures par semaine pour un généraliste à temps plein. Cela inclut :

  • L’identification et la connexion à de multiples plateformes (Amelipro, DMP, MSSanté, etc.)
  • La gestion des notifications ou alertes (résultats de biologie, demandes d’avis, etc.)
  • Le remplissage obligatoire de nouveaux formulaires dématérialisés, non intégrés au dossier patient
  • La rédaction de courriers ou comptes rendus numériques, souvent sans possibilité de dictée vocale ou de modèles personnalisés
  • La gestion des documents scannés ou transférés depuis des services hospitaliers travaillant sur d’autres logiciels

La multiplication des mots de passe, les protocoles de cybersécurité, les changements de versions logicielles augmentent cette charge silencieuse, dans un contexte où la pression réglementaire n’a jamais été aussi élevée (facturation ROSP, FSE, obligations DMP, etc.).

Nuancer : où le numérique allège-t-il vraiment la charge administrative ?

Il serait injuste de tout noircir. Certaines fonctionnalités ont réellement permis un gain de temps sur des tâches très précises :

  • FSE et télétransmission : Suppression des envois postaux, fiabilité du remboursement, délais plus courts (2-3 jours vs. 8-15 jours auparavant).
  • Récupération automatisée de l’historique patient : Facilite le suivi longitudinal et la coordination avec les autres acteurs, même si l’accès reste disparate entre territoires.
  • Messagerie sécurisée de santé : Permet un échange plus fluide, réduit l’attente liée aux courriers papier, bien que l’usage demeure hétérogène (moins de 60% des généralistes l’utilisent régulièrement – DREES 2023).
  • Signature électronique : Rend certains processus (avis d’arrêt, protocoles) plus efficaces, avec une traçabilité accrue.

On note également une amélioration de la qualité documentaire : dates, identification du professionnel, archivage systématisé. Ceci diminue le risque d’erreurs mais ne fait pas tout disparaître.

Quels impacts sur l’agenda du généraliste ?

Selon le baromètre SNJMG 2023 :

  • Un médecin généraliste consacre en moyenne 20 à 25% de son temps de travail à l’administratif, soit 12h/semaine (sources : DREES, CNAM, syndicats professionnels).
  • Le temps dédié aux tâches administratives strictement numériques (hors secrétariat « papier ») est évalué à près de 6h par semaine – un doublement en 10 ans.

Plus inquiétant : ces tâches tendent à se concentrer en dehors du temps médical facturé. L’empiètement sur la vie personnelle est souvent relevé, en particulier chez les jeunes installés dont l’organisation s’effectue en dehors du secrétariat classique.

Une étude menée par l’INSEE (2022) indique que 44% des médecins généralistes travaillent «au moins une heure» chaque soir ou week-end pour contrôler et finaliser des dossiers numériques. Ce phénomène est rarement visible dans les statistiques officielles mais contribue activement au sentiment de surcharge.

Le facteur hétérogène : équipement, formation, territoires

Tous les cabinets ne sont pas logés à la même enseigne. Plusieurs facteurs aggravants ou atténuants existent :

  1. Compatibilité logicielle : L’absence de normalisation des outils locaux/hospitaliers multiplie les ressaisies. Il existe en France (donnée 2024) plus de 60 logiciels de gestion de cabinet différents, avec des compatibilités très intermédiaires (Agence du Numérique en Santé).
  2. Support technique et formation : Trop souvent absent, laissant le praticien seul devant l’écran lors des blocages techniques ou failles de sécurité. Les formations sont parfois vieillissantes, non adaptées à l’évolution rapide du secteur.
  3. Équipement matériel : Connexions internet inégales en zone rurale, renouvellements informatiques onéreux, vétusté du parc.
  4. Déséquilibre hommes-femmes : Les répercussions sont parfois différenciées, avec une charge mentale plus importante pour les professionnels jonglant entre téléadministratif et obligations personnelles.

Les Maisons de Santé Pluridisciplinaires et CPTS ont parfois fluidifié la répartition des tâches, mais l’effet reste marginal à l’échelle du quotidien du généraliste isolé.

L’irruption des nouveaux usages : Visio, DMP, e-parcours, IA…

Le Ségur du numérique, amorcé en 2021, a fortement accéléré la migration vers de nouveaux outils : Dossier Médical Partagé (DMP), e-prescription obligatoire, interfaçage Hôpital-Ville, etc. En théorie, ces outils sont pensés pour faciliter la coordination, réduire les doublons de documents et sécuriser l’information médicale.

Pour autant, le effet inverse est parfois observé. À titre d’exemple :

  • Le DMP n’est alimenté automatiquement que dans 45% des cas (ADELI / ANS 2023). Le reste nécessite une double saisie ou la gestion de documents scannés, donc du temps supplémentaire.
  • Les outils d’e-cartographie ou annuaires régionaux sont perfectibles : nombre de professionnels signalent la difficulté à trouver les bons interlocuteurs ou à mettre à jour les informations utiles (URPS Pays de la Loire, 2023).
  • La consultation à distance (visio, télé-expertise) a démultiplié la circulation des données, mais génère en retour des flux documentaires plus fournis à traiter et archiver.

L’arrivée de l’intelligence artificielle (tri des mails, propositions d’aide à la prescription) tient des promesses… mais reste balbutiante hors des grands centres ou expérimentations pilotes. L’effet « masse critique » n’est pas encore atteint.

Quelques initiatives inspirantes

Si la charge numérique a parfois déçu, des initiatives locales montrent la voie :

  • Cellules d’appui numérique : Bordeaux, Lille ou Lyon ont déployé des équipes mobiles pour dépanner, mettre à jour et sécuriser les postes des généralistes isolés.
  • Secrétariats partagés 100% numériques : Mise en commun des tâches administratives par des assistants, connectés en visioconférence ou travaillant à distance, permettant de mutualiser le temps passé sur les tâches répétitives.
  • Logiciels interopérables en MSP : Certaines maisons de santé rurales ont monté leurs propres plateformes d’échange intégral ville-hôpital avec accès unique, réduisant les doublons de saisie et les erreurs de transmission.
  • Formations peer-to-peer : Ateliers réalisés entre médecins référents pour transmettre astuces et méthodes d’optimisation, en dehors du cursus médical classique.

Ces exemples restent souvent ponctuels et dépendent beaucoup de la dynamique locale et de la volonté d’une « communauté professionnelle » structurée.

Perspectives : à quelles conditions le numérique deviendra-t-il une aide réelle ?

L’enjeu du numérique médical ne se situe plus dans le « tout ou rien », mais dans le comment : comment faire en sorte que ces outils deviennent de véritables atouts organisationnels et non des générateurs supplémentaires de tâches invisibles et de lassitude ?

  • Accélérer la simplification et la normalisation des interfaces logiciels, en limitant le nombre de ressaisies d’une plateforme à l’autre.
  • Déployer massivement du support technique de proximité, sur le modèle des cellules d’appui décrites plus haut.
  • Co-construire les outils avec les professionnels de terrain, en les impliquant dans leur conception et leur amélioration continue.
  • Former et accompagner de façon continue, avant, pendant et après chaque migration technique ou évolution réglementaire.
  • Pérenniser les financements pour l’équipement informatique et la formation, y compris dans les territoires ruraux fragiles.

Au final, la révolution numérique en santé n’est pas une fin mais une transition : pour qu’elle tienne réellement ses promesses d’allègement administratif, elle devra s’inspirer des retours d’expérience des généralistes de terrain. C’est déjà dans les pratiques locales, parfois interstitielles, que s’inventent les équilibres de demain.

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